Par Eric Clayton
Kevin Kelly, SJ – directeur de la Villa Saint-Martin, le centre de retraites jésuite à Montréal –, est un homme d’affaires devenu jésuite. Mais pour Kevin, il n’y a rien là d’insolite. « Je ne vois pas seulement saint Ignace comme un homme brillant et une personne spirituelle, dit-il : Ignace était aussi un homme d’affaires. » Après tout, le saint homme a fondé et dirigé une société multinationale, la Compagnie de Jésus.
Alors, comment le sens des affaires se traduit-il dans la vie d’un jésuite d’aujourd’hui? Kevin explique comment il a découvert sa vocation sur plusieurs années, alors qu’il travaillait pour la société pharmaceutique Merck, et comment ce que lui a appris son expérience professionnelle l’aide aujourd’hui à orienter les autres vers Dieu.
Comment avez-vous trouvé Dieu – et les jésuites – pendant que vous étiez chez Merck?
À l’époque, je dirigeais une de nos unités d’affaires. Basé à Zurich, je parcourais l’Europe. La vocation, j’y avais déjà pensé quand j’étais à l’université, mais je m’étais dit : « si ça doit se faire, ça reviendra. Et si ce n’est pas pour moi, j’aurai au moins un emploi gratifiant ».
En fin de compte, ma décision n’avait pas grand-chose à voir avec Merck. C’est bien plutôt moi qui en suis venu à comprendre qui j’étais. Merck a peut-être compliqué un peu les choses parce que c’était un endroit formidable. Je n’avais pas beaucoup de raisons de chercher ailleurs, à ce moment-là. Mais j’ai rencontré un prêtre séculier écossais vraiment cool qui vivait à Zurich et animait l’une des paroisses anglophones. Il avait lui-même travaillé dans le milieu des affaires et c’était un curé fantastique. C’est lui qui m’a présenté les jésuites.
J’ai finalement compris que je pourrais être heureux à différents endroits, mais que je ne me trouvais pas nécessairement là où j’étais appelé. J’ai commencé à découvrir le grand projet de Dieu en me posant les questions fondamentales : Qu’est-ce que je désire vraiment? Où se trouve ma volonté là-dedans? Et où se trouve la volonté de Dieu?
Nous sommes nombreux à avoir la grâce d’avoir plusieurs choix dans la vie. Il nous faut nous arrêter et prendre conscience que certains de ces choix sont meilleurs que d’autres : certains de ces choix sont l’endroit où Dieu nous appelle.
Quel impact votre expérience professionnelle a-t-elle eu sur votre formation jésuite?
Au noviciat, j’ai travaillé pour le Réseau jésuite africain de lutte contre le SIDA (AJAN) au Kenya. J’avais travaillé sur des vaccins quand j’étais chez Merck et j’avais de solides connaissances sur le VIH.
Une semaine après mon arrivée en Afrique, il y eut des funérailles pour l’un des employés qui travaillaient à la communauté jésuite. J’y suis allé. Au cimetière, j’ai regardé les tombes et j’ai remarqué les dates : des tas de gens dans la vingtaine et dans la trentaine, et plusieurs de ces décès étaient probablement dus au VIH. J’arrivais de chez Merck et je connaissais le VIH, mais pas sous cet angle ni dans ce contexte.
Avec l’AJAN, j’ai pu obtenir des dons de médicaments de Merck et d’autres sociétés. Le problème, ce n’était pas d’obtenir les médicaments de Merck à un prix équitable. Le problème, c’était que les pays ne voulaient pas voir arriver les médicaments et que les gens puissent y avoir accès. Ce n’est que lorsque j’ai compris les structures politiques, la corruption et ces injustices que j’ai commencé à saisir dans quel contexte pouvait se retrouver une compagnie comme Merck, malgré ses énormes profits.
Ce que vous avez appris dans le monde des grandes sociétés vous sert-il dans la vie jésuite?
Ici au Canada, nous mettons beaucoup l’accent sur le discernement communautaire. Une partie de la démarche du discernement en commun consiste à écouter dans quelle direction l’esprit agit pour attirer le groupe. Même si cela ne se faisait pas de la même façon chez Merck, je m’en rends compte en y repensant: c’est là que j’ai d’abord appris certaines habiletés.
Si vous offrez aux gens un espace sécuritaire, si vous donnez confiance aux gens, si vous leur expliquez que leur histoire est importante et mérite d’être partagée, vous en venez à comprendre que Dieu est à l’œuvre dans ce genre d’environnement .
Comment la spiritualité peut-elle aider les autres au travail?
La plupart des gens voudraient bien parler de spiritualité, mais nous nous disons que la spiritualité, c’est de la religion et très souvent, vous ne pouvez pas parler de religion au travail. Du coup, nous privons les gens de quelque chose qui est au cœur de ce qu’ils sont. Les gens souhaitent parler de leur vécu, de leur vie et de leur expérience de Dieu. Pour bien des gens, le travail occupe une place centrale dans leur vie. Si vous n’arrivez pas à intégrer votre foi ou votre spiritualité aux autres éléments de votre vie, il vous manque quelque chose.
Une dimension importante de la spiritualité consiste à encourager les gens à dialoguer. Le pape François parle de la « culture de la rencontre » depuis le début de son pontificat : rencontrer les gens là où ils sont, entrer par leur porte plutôt que de leur imposer nos idées, nos opinions, nos aspirations. À mon avis, c’est ce qui manque dans les milieux de travail.
Quel rôle joue la spiritualité ignatienne?
La spiritualité est essentielle comme porte d’entrée. Pour le Projet de spiritualité ignatienne (PSI, programme de retraite pour les personnes en situation d’itinérance et de toxicomanie), j’y reviens constamment parce que peu importe que vous soyez chrétien, juif ou d’une autre tradition religieuse, tant que vous ne croyez pas qu’il y a quelque chose de plus grand que nous tous et que vous ne reconnaissez pas que « je ne m’en sortirai pas tout seul, j’ai besoin d’autre chose, de quelque chose de plus grand que moi », vous ne changerez pas.
C’est la même chose au travail. Il y a probablement plus de personnes en situation de dépendance chez Merck que dans une retraite du PSI… elles travaillent sans arrêt, elles sont en manque d’une confirmation qu’elles attendent exclusivement de leur production au travail. À vivre comme ça, nous ne sommes plus en contact avec certains aspects essentiels des problèmes que nous devons affronter : qu’il s’agisse de drogue, d’alcool ou de dépendance au travail, nous essayons de combler un vide. Nous n’aimons pas ce sentiment de vacuité et il semble facile de colmater ces trous.
À mon avis, la spiritualité ignatienne aide les gens à reprendre contact avec ce qu’ils sont, avec la présence de Dieu dans leur vie, et à commencer de rompre avec tout ce qu’ils consomment pour combler les vides.