Un petit conte à l’intention de qui aime cheminer en silence, inaperçu. C’est celui d’un pharisien qui se convertit, sur le tard, à la foi du jeune rabbin Jésus – précisément le jour où ce dernier fut assassiné.
Il y avaient trois ou quatre groupes sélects, en Israël, en ce temps-là, qui dominaient le petit peuple et lui imposaient leurs volontés: les prêtres ou desservants du Temple, les scribes ou docteurs de la Loi et deux groupes principaux d’interprètes de la Torah qui se choquaient souvent entre eux, les pharisiens et les saducéens. Quelques représentants de tous ces groupes formaient le Sanhédrin, ou Conseil suprême, siégeant à Jérusalem et présidé par un grand prêtre désigné pour l’année en cours. Ce Conseil suprême, disons “politico-religieux”, était évidemment parallèle au pouvoir politique romain qui dominait tout le monde. Nicodème faisait partie de ce groupe super-select du Sanhédrin, et se tenait au courant des mouvements religieux populaires qui faisaient la une tant en Galilée qu’en Judée.
Nicodème s’intéressa assez tôt à ce qu’on racontait de Jésus le Nazaréen, prédicateur ambulant. Son enseignement différait de celui des autres agitateurs publics qui invitaient à la haine. Il parlait, lui aussi, de justice, en ces temps de grande injustice et d’oppression tant religieuse que politique; mais son discours, tout en invitant à la fermeté et à la vérité, n’inspirait pas la haine de l’ennemi. Bien plus, Jésus parlait de pardon. Nicodème était loin de se sentir indifférent devant tout ce qui se passait. Il se considérait comme un pharisien droit avec sa conscience et pieux devant Dieu. Il s’était toujours questionné, et la violence croissante de l’époque le questionnait encore plus. Aussi la position de ses collègues, qui jugeaient tout avec intolérance, au nom de la Loi divine et de leurs intérêts propres, le laissait souvent sur son appétit.
Plusieurs fois, il se joignit aux groupes de pharisiens et de saducéens qui se présentèrent aux prédications du Galiléen, soit pour vérifier l’orthodoxie de son enseignement – pour lequel ils le disaient investi d’aucune autorité -, soit pour lui tendre des pièges et voir comment il s’en tirerait. Nicodème ne prenait pas la parole, mais écoutait avec un esprit ouvert et un coeur qui se laissait rejoindre. Il avait entendu comment Jésus magnifiait la condition des pauvres et des petits pour leur ouverture à la venue du Royaume. Il avait appris comment Jésus avait sauvé une pécheresse adultère, non en interprétant différemment la Loi, mais en renvoyant les hommes à leur conscience de pécheurs. Il avait entendu parler aussi des signes, qu’il ne savait comment interpréter, mais qui arrivaient à le fasciner. Surtout il était là, avec ses collègues, quand on lui tendit le piège de l’impôt romain; et la réponse de Jésus lui apparut d’une sagesse exceptionnelle qui reflétait une grande liberté intérieure. “Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu”.
Un soir, il décida d’aller consulter Jésus, mais en secret, à la faveur de la nuit, car il savait que ses collègues ne goûteraient guère sa démarche. Au premier abord, Nicodème simula un peu la curiosité, comme on demande à un vendeur ce qu’il offre de nouveau. Mais il vit que Jésus n’était pas un joueur, qu’une conversation personnelle avec lui devait être sérieuse ou ne pas être. Le jeune maître l’accueillit très bien. Il ne montra aucune agressivité envers lui, et Nicodème se sentit respecté pour ce qu’il était: un homme mûr, sincère, qui ne sait pas tout et qui se questionne encore. Ils parlèrent longuement. Et Nicodème fut frappé par la sagesse intérieure du jeune maître: il n’était certes pas un farceur ni un illuminé. Ses propos sur la naissance d’en-haut, de l’eau et de l’Esprit, sa conscience de la lutte entre la lumière et les ténèbres, le confortèrent. Mais son affirmation de la descente en ce monde du Fils de l’homme envoyé par Dieu pour sauver tout homme qui croit, le laissa perplexe; il avait besoin de réfléchir davantage. Il remercia Jésus et lui dit que tout cela lui donnait beaucoup à penser.
De fait, Nicodème réfléchit longuement, dans le silence de son coeur. Il s’intéressa à ce qu’on rapportait du prédicateur ambulant. Il interrogeait parfois, discrètement, un adepte ou l’autre de ceux qui le suivaient régulièrement. Et surtout il priait Dieu de l’éclairer, car l’histoire de Jésus prenait une tournure rapide et inquiétante. Nous lisons au Livre de l’Annonce: “Dans la foule beaucoup crurent en lui: ‘Le Christ, quand il viendra, disaient-ils, accomplira-t-il plus de signes que n’en a accompli cet homme?’ [bonne question, pensait Nico]. Les Pharisiens entendirent qu’on chuchotait ainsi à son sujet dans la foule. Ils envoyèrent des gardes pour l’arrêter”. Les gardes allèrent… mais revinrent bredouilles. Les prêtres et les Pharisiens se mirent en colère contre des subalternes qui n’avaient pas fait leur travail. Mais ceux-ci répondirent:“Jamais homme n’a parlé comme cet homme!” Les pharisiens éclatèrent:“Vous vous êtes donc laissés berner, vous aussi! Est-il un seul des notables qui ait cru en lui ou un seul des pharisiens? Mais cette racaille qui ignore la Loi, ce sont des maudits!” Alors, pour la première fois, Nicodème prit la parole pour se distancer de ses collègues: “Notre Loi condamne-t-elle un homme sans qu’on l’entende et qu’on sache ce qu’il a fait?” Les prêtres et les pharisiens ouvrirent grand les yeux et foudroyèrent du regard leur quelconque confrère: “Serais-tu Galiléen toi aussi? Étudie! Tu verras que de la Galilée il ne surgit pas de prophète”. Ces hommes partageaient de bon coeur le mépris populaire qui considérait la Galilée comme “le carrefour des goïm”, c’est-à-dire des païens.
À partir de ce temps, Nicodème s’éloigna davantage de ses collègues. Il réfléchissait, priait, lisait et relisait les Écritures, surtout celles du Serviteur de Yahvé, et scrutait attentivement les signes du temps. Mais les événements se précipitèrent. Et il se réveilla, un jour, face à la condamnation de Jésus prononcée par le Sanhédrin réuni à cette intention. Il se retira dans la profondeur de son silence et se tint coi comme un homme écrasé par ce qui se déroulait devant lui. Il subit en silence la morsure des procès bousillés afin de parvenir à une condamnation rapide. Il ressentit les coups douloureux crachés sur le corps endolori de Jésus. Et il suivit, d’une hauteur tout proche, le chemin qui conduisait au crucifiement. C’est alors que sa mémoire vive du Serviteur souffrant lui soufflait les mots de la Révélation:
Qui croirait ce que nous entendons dire,
et le bras de Yahvé, à qui a-t-il été dévoilé?
Comme un surgeon il a grandi devant nous,
Comme une racine en terre aride.
Sans beauté ni éclat, nous le voyons,
et sans aimable apparence,
objet de mépris et rebut de l’humanité,
homme de douleurs et connu de la souffrance,
comme ceux devant qui on se voile la face,
il était méprisé et déconsidéré.
Or c’étaient nos souffrances qu’il supportait
et nos douleurs dont il était accablé.
Et nous autres, nous l’estimions châtié,
frappé par Dieu et humilié.
Il a été transpercé à cause de nos péchés,
écrasé à cause de nos crimes…
Nicodème en eut le coeur transpercé. Il se récitait les paroles du Livre, regardant Jésus porter sa croix, tomber et se relever, haletant et bousculé tant par la cohorte des soldats qui voulaient en finir que par celle des badauds qui accouraient toujours au spectacle des crucifixions romaines. Soudain, il se rappela une parole que Jésus lui avait dite, lors de leur entretien de nuit: “Comme Moïse éleva le serpent d’airain au désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle…” Il vit et il crut. Aussi les dernières paroles au sujet du Serviteur souffrant, lui apportèrent-elles paix et courage
S’il offre sa vie en expiation,
il verra une postérité, il prolongera ses jours
et ce qui plaît à Yahvé s’accomplira par lui.
Après les épreuves de son âme,
il verra la lumière et sera comblé.
Fort de sa foi et de son espérance, sans même penser que des prêtres et des pharisiens ricaneurs pouvaient se retrouver au pied de la croix, il s’y rendit et pria Jésus du fond de son coeur, s’offrant comme disciple de la dernière heure – compensant un peu l’audace et la fidélité qui, à la dernière heure aussi, avaient failli aux autres disciples. Ensuite, il accompagna son ami, Joseph d’Arimathie – “qui était disciple de Jésus, mais en secret par peur des Juifs” . Ils allèrent demander “à Pilate l’autorisation d’enlever le corps de Jésus” afin de le poser dans un tombeau tout près. Car c’était la Préparation de la grande Pâque, un jour de tout repos, et il fallait faire vite.
Lectures
Bible – Isaïe chapitre 53.
– Jean chapitres 3, 7 et 19.
Autre – T_ru Asakawa, “L’expérience de Nicodème à la lumière de la dynamique Exercices” in Cahiers de Spiritualité Ignatienne 77 (1996) pp. 51-66.
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