Par André Brouillette, SJ
Un bébé naissant se perçoit comme le centre de son monde – pour ne pas dire le centre du monde! Lorsque ses besoins ne sont pas satisfaits d’une manière immédiate, il sait se faire entendre avec fracas. En grandissant, il apprend progressivement que les personnes qui l’entourent sont aussi des sujets, qu’elles prennent soin de lui, qu’elles lui donnent ce dont il a besoin, qu’elles se donnent généreusement à lui. Un mot important que l’on apprend aux tout-petits est « merci ». Apprendre à demander poliment (s’il-vous-plait!) et à remercier pour ce qui nous est offert marque la croissance du sentiment que tout ne nous est pas dû, mais que bien des choses nous sont données, gratuitement, généreusement, sans même qu’on le « mérite » bien souvent. La gratitude s’inscrit dans le cadre des relations interpersonnelles. L’enfant apprend à recevoir avec gratitude le don de l’autre et il sera capable aussi de donner de lui-même et d’accueillir la gratitude d’autrui. L’enfant est appelé à grandir en gratitude.
En tant qu’enfants de Dieu, nous sommes nous aussi appelés à croître en gratitude. Le don de Dieu est premier et ne dépend pas même de notre réponse, à l’image de l’amour des parents pour leur nouveau-né, qui est donné d’emblée. Dieu œuvre inlassablement en notre faveur, même lorsque nous ne le reconnaissons pas. Notre mouvement instinctif de relation à Dieu est souvent celui de la demande; « Donne-nous aujourd’hui… » disons-nous d’ailleurs dans la prière du Notre-Père. Reconnaître le don de Dieu, le nommer et rendre grâce – une autre manière de dire « remercier » – requiert de notre part un apprentissage, de l’exercice, une croissance. Notre regard doit être converti pour qu’il voie tout ce qui est don, immérité, pour qu’il voie que tout est don. L’imaginaire chrétien est pétri de la conscience du don et de son importance dans notre relation avec Dieu : grâce, gratitude, eucharistie (du grec pour « rendre grâce »), voire louange, adoration, sont autant de manières d’exprimer ce mouvement vers Dieu de la personne qui dit merci, qui prie en gratitude.
Saint Ignace de Loyola était bien conscient de l’importance d’enraciner profondément cette attitude de gratitude dans notre relation avec Dieu. Il en fit même le mouvement premier d’une forme de prière sur lequel il mettait l’accent dans ses Exercices spirituels, mais à utiliser aussi dans la vie courante : l’examen (pour laquelle on utilise d’autres noms aussi, entre autres prière d’alliance). Cette prière permet une relecture de la journée à la lumière de la relation avec Dieu. Dans un premier temps, avant de considérer l’action et les pensées de la journée, Ignace invite la personne qui prie à rendre grâce à Dieu, notre Seigneur, des bienfaits reçus (Exercices spirituels, § 43). La disposition initiale de la relation priante est donc la gratitude, l’action de grâce pour ce qui est donné généreusement. La reconnaissance du don donne une forme au retour sur l’action qui s’ensuit; elle est réponse humaine à un don qui est premier.
La gratitude peut s’exprimer même en un « cri d’étonnement » (ES 60)! En effet, alors qu’Ignace invite le retraitant à regarder en face avec courage les limites de son amour, son agir parfois pécheur, entrainant douleur et larmes (ES 55), la tristesse n’a pas le dernier mot. La conscience du refus d’amour, du refus du don que constitue le péché met en évidence la grandeur du don de Dieu et le caractère inconditionnel de cet amour. Le retraitant qui médite sur son péché personnel est ainsi invité, dans l’ultime étape de cette contemplation, à ce « cri d’étonnement d’une âme profondément émue » (ES 60), qui s’émerveille de vivre devant la création, les anges et les saints! Un grand cri de gratitude s’élève. Gratitude devant un Dieu dont la justice est miséricorde (ES 61).
Le sommet de la gratitude dans l’enseignement d’Ignace de Loyola s’exprime par la contemplation qui vient clore la grande retraite de 30 jours des Exercices spirituels. Un long cheminement conduit le retraitant de la considération de la création, du péché, à la suite de Jésus, depuis l’Incarnation et sa vie publique jusqu’à la mort et la résurrection. En contemplant la vie de Jésus, le retraitant se pose la question :
Qu’est-ce que je fais? Comment est-ce que je vis ma relation avec le Christ? Comment suis-je invité à le suivre? Comment puis-je répondre au don que Dieu me fait? Des réponses concrètes sont explorées, envisagées, peut-être données.
À la toute fin de la démarche survient la contemplation pour parvenir à l’amour (ES 230-237). Ignace rappelle en commençant cette prière que l’amour se voit dans les gestes plutôt que les paroles, et que l’amour consiste en la communication de ce qui est mien à celui que j’aime (ES 230-231). L’amour, donc, est don réciproque, mutualité dans la relation. Comment répondre à un amour immense autrement que par une gratitude immense? Le premier moment de cette contemplation est ainsi de ramener à la mémoire les bienfaits reçus de Dieu (ES 234). Les bienfaits communs à toute l’humanité : le don de la création, du salut, mais aussi les bienfaits qui me sont particuliers, comment le Seigneur a tout fait pour moi, qu’il m’a tout donné, et qu’il veut même se donner à moi! Ignace nous invite à une reconnaissance qui soit à la dimension de Dieu : immense, sans limite, une gratitude qui saisisse tout notre être, toute notre vie! Face à ce don, une réponse gratuite, libre, généreuse, un grand merci s’invite, qu’Ignace exprime en sa prière la plus fameuse : « Prends, Seigneur, et reçois, toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté. Tout ce que j’ai et possède. Tu me l’as donné, à toi, Seigneur, je le rends. Tout est à toi. Disposes-en selon ton entière volonté. Donne-moi ton amour et ta grâce, cela me suffit.» (ES 234).