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Michael W. Higgins: la Compagnie de Jésus, une organisation actuelle bien ancrées dans ses racines

Dr. Michael Higgins

Dans le complexe contexte religieux canadien — et même international — d’aujourd’hui, quelle est la place des jésuites? Qu’apportent-ils aux personnes touchées par leur différents apostolats par rapport à d’autres organisations non religieuses?

Dans cet article de la série sur la valeur des jésuites aujourd’hui, Prof. Michael W. Higgins, directeur du St. Mark’s College et co-auteur du livre The Jesuit Mystique, explore ces questions.

Pour lui, il est évident que ce sont les Exercices spirituels qui permettent aux jésuites de toujours s’adapter aux signes des temps et d’offrir quelque chose d’unique à tous.

Aujourd’hui, plusieurs organisations à but non lucratif travaillent auprès des mêmes personnes, ou pour les mêmes causes, que des apostolats jésuites. Quelle est la valeur ajoutée de ces derniers?

Robert Drinan, prêtre et professeur de droit à Georgetown University m’a dit un jour :

« Michael, la seule chose qui distingue ce que nous faisons par rapport aux ONG et à d’autres organisations, c’est vraiment, en fin de compte, assez simple. Ce sont les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Si nous ne sommes pas ancrés dans les Exercices, si ce n’est pas la racine de tout ce que nous faisons, alors ça n’a pas d’importance : nous ne serions alors qu’une bande de célibataires professionnels qui font leurs propres choses. Si nos activités ne sont pas fondées sur les Exercices de saint Ignace, alors elles ne dureront pas. »

C’est une affirmation très raisonnable, selon moi. La Compagnie de Jésus existe depuis un demi-millénaire et les Exercices sont l’une des raisons de sa pérennité – alors que de nombreuses congrégations ont disparu ou sont en train de disparaître.

Il faut dire quand même que le nombre de jésuites a significativement baissé depuis 1965, environ, moment où ils comptaient un nombre historique de membres. Pourquoi cette baisse ? En partie à cause de l’identité jésuite: plusieurs hommes étaient entrés dans la Compagnie en mettant leurs intérêts professionnels en l’avant-plan. Donc ils sont devenus des scientifiques ou des professeurs… il se trouve qu’ils étaient aussi des jésuites. Après le Concile Vatican II, dans les années 70 surtout, il y a eu une crise de l’identité sacerdotale. On a vu des changements dans la culture, la libération qui vient de la sécularisation, mais aussi d’autres choses négatives. Et il y a eu des départs.

Father General Arturo Sosa among with Jesuit colleagues in Rome
Le Père Général Arturo Sosa parmi ses collègues jésuites à Rome

Pourquoi alors les jésuites sont toujours là, alors que d’autres ordres non?

Au fil des ans, les jésuites ont essayé de comprendre ce qui est unique à l’identité jésuite à travers leurs congrégations générales. Ils se demandaient par exemple : pourquoi sommes-nous différents des autres? Est-ce que cela a un sens de faire au XXIe siècle ce qu’Ignace de Loyola a pensé au XVIe siècle? Quel rôle avons-nous à jouer à l’avenir ? Ce genre de questions auto-examinatrices semble être le genre de choses pour lesquelles les jésuites sont très doués. De nombreuses congrégations ne se sont pas engagées dans ce niveau d’auto-examen sérieux, ou bien l’ont fait trop tard, ou encore ne peuvent définir ce qu’elles sont parce qu’elles sont le fruit d’un contexte très particulier qui a disparu.

Les jésuites sont à part. Ils sont le produit du XVIe siècle, le produit de l’Espagne et le produit de la Réforme catholique. Leur genèse est très différente et plus large, elle n’est pas seulement basée sur l’éducation par exemple. Les jésuites n’ont pas une conception étroite de leur ministère, ils savent que le contexte dans lequel ils évoluent change toujours : ils sont d’une flexibilité unique. Oui, ils ont vécu des crises — et une suppression — mais ils ont toujours répondu aux changements des signes de temps.

D’où vient cette flexibilité? De leur centre, les Exercices d’Ignace de Loyola. Pendant le Concile Vatican II, l’Église et les congrégations sont retournées aux sources (les pères de l’Église pour le premier, les documents des fondateurs pour les secondes), avec un succès variable. Certaines congrégations ont découvert qu’elles n’avaient pratiquement rien, alors que les jésuites avaient les Exercices spirituels, les Constitutions, le Ratio studiorum… Grâce à ces documents, ils ont pu examiner le passé pour comprendre quelles étaient les intentions originales du fondateur, où ils en étaient, comment ils avaient évolué.

Pouvez-vous nous donner un exemple dans le contexte canadien?

Après le concile et après certaines discussions internes au sein de la Compagnie de Jésus elle-même, il y a eu des discussions sur la façon de donner les Exercices. À la fin des années 60, Paul Kennedy, jésuite du pays de Galles, a commencé ce mouvement phénoménal de ressourcement par rapport aux intentions originales des fondateurs et du P. Arrupe par rapport à la façon de faire les Exercices. Pendant des siècles, les Exercices n’ont été pratiqués que par et pour des jésuites. C’est un merveilleux exemple de ressourcement, car lorsqu’ils sont retournés en arrière, les jésuites ont découvert que c’était le troisième supérieur général, le P. Aquaviva, qui avait supprimé l’intention originale d’Ignace, à savoir que les Exercices sont pour tout le monde (Ignace avait lui-même donné les exercices à des femmes aristocratiques). Grâce au travail du P. Kennedy, ils ont été ouverts à tous.

Les jésuites canadiens ont été parmi les premiers à s’impliquer dans ce mouvement, avec des gens comme le P. John English. Ils ont fait une formation au Pays de Galles, et ils sont revenus au pays. Ils ont alors commencé un changement énorme en offrant d’abord les Exercices à des religieuses (surtout celles de spiritualité ignatienne), et de là ils sont allés vers les hommes laïcs, puis les femmes laïques. Et maintenant, il ne faut même plus être catholique ou chrétien pour les faire; les accompagnateurs spirituels ne sont plus seulement des jésuites, des hommes ou même des catholiques!

C’est un énorme élan des 50 dernières années qui est en fait assez révolutionnaire. Et bien que la formation soit née au Pays de Galles, la principale mise en œuvre de cette façon de donner les Exercices a eu lieu en Amérique du Nord.

Le fait que les jésuites puissent retourner aux sources est l’un des dons de la Compagnie de Jésus et c’est l’une des raisons pour lesquelles elle survit, parce qu’elle se questionne constamment. Qu’est-ce qui fait un jésuite? L’enracinement aux Exercices spirituels est essentiel à la survie des jésuites et je pense que c’est la raison pour laquelle les Jésuites du Canada ont décidé de continuer leurs maisons de retraite et leur ministère spirituel, alors que d’autres apostolats ont été délaissés au fil du temps.

Ces mêmes Exercices spirituels ont-ils de la valeur aujourd’hui pour les personnes autres que les jésuites?

Oui! À une époque de frénésie, de déconnexion, d’isolationnisme – personnel et politique – ainsi que de désaffiliation des structures institutionnelles de la religion, les Exercices offrent une intériorité focalisée, un temps de désengagement et un sens profond de la communion.

Le père John O’Brien, SJ avec des jeunes

Et que pensez-vous du futur de la Compagnie de Jésus au Canada?

Je pense ainsi que les jésuites canadiens ont réellement un avenir, précisément parce qu’ils ont un passé auquel ils retournent pour se nourrir.

Ils ne sont toutefois pas enfermés dans la nostalgie, les jésuites ont tendance à penser de manière prophétique, et ça, c’est au cœur de leur charisme religieux. Ils ont un courage prophétique d’aller vers les marges.

C’est pourquoi il n’est pas anodin que le premier pape jésuite de l’histoire catholique, François, parle des périphéries, et il n’est pas anodin qu’il ait nommé au collège des cardinaux des hommes de pays marginalisés. Il attire les gens de la périphérie parce qu’il comprend que le christianisme vit en marge de la société. Et qui comprend cela mieux que les jésuites ? Quand François en parle en tant que pape, il s’appuie sur sa propre expérience en tant que jésuite, c’est ancré en lui.

Je pense donc que pour le Canada au moins, les jésuites ont un avenir. Ils se sont concentrés spécifiquement sur l’éducation supérieure et les maisons de retraite. Ils font face, de manière pragmatique, à un déclin de leurs effectifs, mais ils ont aussi eu quelques ordinations récentes. Ils ont fusionné leurs provinces, avec Haïti également. Ils savent que les structures dans lesquelles ils travaillent sont définies historiquement, mais ne sont pas éternelles. Et donc c’est ce dialogue avec leur histoire qui les maintient en vie dans le présent. Quand vous n’avez pas ce dialogue avec l’histoire, vous ne comprenez pas ce que vous faites dans le présent et par conséquent, votre avenir disparaît.

Pourquoi les gens s’engagent-ils encore aujourd’hui avec les jésuites? 

Mon sentiment est celui de la « marque jésuite ». Les jésuites offrent un héritage de service, ils ne sont pas disposés à suivre le dernier caprice, bien qu’ils ne soient pas insensibles aux tendances contemporaines de fond, et ils sont manifestement inclusifs – ouverts aux genres, œcuméniques, sans jugement.

D’un autre côté, pourquoi malgré tout le nombre de vocations et l’engagement envers la Compagnie sont-ils en déclin ?

Chaque ordre et chaque congrégation a son cycle historique d’expansion et de contraction. Après le concile Vatican II, la crise persistante autour de l’identité du « religieux » dans l’Église continue d’appeler à une nouvelle vision. Divers « mouvements ecclésiaux » ont connu un certain succès de recrutement, mais la plupart des indicateurs suggèrent qu’il est temporaire et centré sur le fondateur. Lorsque le fondateur meurt et que des problèmes de succession surviennent, l’avenir de la nouvelle entité religieuse est souvent menacé.

Il semble y avoir une certaine croissance des communautés monastiques, mais elle est très spécifique à chaque région. Les jésuites sont eux confrontés au défi particulier d’être « dans » le monde – apostoliques plutôt que cloîtrés – et l’attrait de l’exotisme est alors moins puissant.

Le dilemme des vocations est en fait construit autour d’un problème plus profond : des réformes significatives sont nécessaires à la fois dans notre compréhension du presbytère et dans les structures que nous érigeons pour la formation des prêtres.

Tant qu’elles ne seront pas abordées de manière significative, la Compagnie de Jésus et les autres ordres religieux seront des dommages collatéraux.

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