Par Ariane Collin – Centre justice et foi
Bien ancrée dans l’histoire du Centre justice et foi, une œuvre jésuite fondée au Québec il y a presque 40 ans, se trouve la relation féconde et solidaire que les jésuites du Québec ont entretenue avec une mouvance préoccupée de justice sociale, dans ses dimensions à la fois économique, culturelle et politique.
« Le christianisme, écrivait le jésuite Guy Paiement, n’est pas tant un trésor à préserver qu’un chemin à garder ouvert. » Comment empêcher cette voie de se refermer pour les prochaines générations au Québec?
Cette mouvance a contribué de manière significative à transformer le Québec en abordant des questions difficiles, qu’il s’agisse de militarisme, de pauvreté, des luttes ouvrières, du rapport avec la nature, de la place des femmes, du vivre-ensemble, etc. Elle se composait de personnes engagées à divers niveaux qui se sont donné de puissants moments de réflexion collective et de mobilisation. Grâce, entre autres, à l’influence du père Guy Paiement, les Journées sociales du Québec (JSQ) rassemblaient ainsi des centaines de personnes venues des quatre coins de la province pour aller au bout d’une question sociale brûlante : « Le cri de la terre, le cri des pauvres », par exemple, ou « Sans emploi, peut-on vivre? », etc.
En 2018 toutefois, le comité d’organisation des JSQ choisissait de cesser ses activités, jugeant ses forces insuffisantes pour continuer et, surtout, pour intégrer une relève qui se fait attendre. Au même moment, L’Entraide missionnaire prenait la douloureuse décision de fermer les livres, tout en passant symboliquement sa mission aux plus jeunes, engagés dans la solidarité internationale, les luttes écologistes et autres enjeux sociaux. Quel avenir pour la mouvance sociale chrétienne au Québec, pouvait-on se demander? « Le christianisme, écrivait le jésuite Guy Paiement, n’est pas tant un trésor à préserver qu’un chemin à garder ouvert. » Comment empêcher cette voie de se refermer pour les prochaines générations au Québec?
Devant cette difficulté à envisager l’avenir, plusieurs se sont tournés vers le Centre justice et foi, soit pour lui confier des archives ou pour mener une réflexion plus large. Enfin, quelques chrétiens plus jeunes se sont tournés vers le centre, exprimant une soif pour la cohérence entre foi, analyse sociale et action qui caractérise le centre et ses alliés depuis des décennies. C’est ainsi qu’est né le projet Avenir du christianisme social au Québec, un projet de trois ans alliant réflexion et action à partir de l’expérience actuelle de personnes mobilisées à travers le Québec.
Enfin, l’axe « exploration » serait destiné à aller à la rencontre de personnes en marge de la mouvance actuelle, en particulier les plus jeunes, pour entendre comment s’articule chez eux le lien entre foi et engagement pour la justice.
Le défi est de taille : il s’agit d’ouvrir l’avenir, de permettre à une mouvance d’entrevoir sa suite déjà en marche dans le contexte culturel du Québec aujourd’hui. Dès le départ, cette démarche annonçait le défi d’allier des ressources collectives au sein d’un discernement espérant et lucide. S’inspirant des paraboles du semeur et du grain de sénevé, cette démarche cherche à créer un terreau fertile pour permettre aux petites pousses dont parlait Guy Paiement de s’enraciner dans cette tradition d’engagement et cet humus partagés.
Ce projet s’est décliné en trois axes. D’abord, l’axe « mémoire du christianisme social » mettrait en valeur les archives léguées au centre, non simplement en les rendant accessibles dans leur format brut, mais en les mettant en contexte et en les actualisant par des dossiers de synthèse1. En second lieu, l’axe « cartographie du christianisme social » mobiliserait des personnes associées à la mouvance sociale chrétienne à travers le Québec, pour un discernement collectif à partir d’une tournée mettant à jour l’état actuel et les dynamiques à l’œuvre en son sein. Enfin, l’axe « exploration » serait destiné à aller à la rencontre de personnes en marge de la mouvance actuelle, en particulier les plus jeunes, pour entendre comment s’articule chez eux le lien entre foi et engagement pour la justice, afin de discerner avec eux les signes des temps et d’accompagner les jeunes dans la création d’un avenir porteur d’espérance, comme nous y invitent les préférences apostoliques universelles.
Une transition à vivre ensemble
L’axe « cartographie du christianisme social » a mené à l’organisation de douze rencontres fraternelles avec des groupes de chrétiens dans six régions du Québec. Dans chacune d’entre elles, des personnes s’identifiant à la mouvance chrétienne sociale ont échangé sur les lieux où se vit leur engagement aujourd’hui, ainsi que sur ce qui les enthousiasme et ce qui leur pèse (Ignace aurait dit « les consolations et les désolations »). Il en est ressorti un portrait qui continue de s’enrichir et où pointent quelques surprises, par exemple un intérêt de plus en plus partagé pour la permaculture et l’agriculture urbaine.
Surtout, cette tournée a permis de mettre le doigt sur quelques nœuds et questionnements de fond. Nommer ces questionnements et mettre en relation les personnes qui les portent a constitué l’étape suivante, qui se poursuit jusqu’à maintenant à travers des cercles de réflexion. La conversation spirituelle nous permet d’y aborder des questions difficiles, par exemple l’ambigüité par rapport à l’identité et aux structures catholiques, en laissant sa place à l’intuition et aux liens de connivence qui se tissent entre personnes, par le souffle de l’Esprit.
« Si j’avais entendu tout ça il y a quelques années, ça aurait changé beaucoup de choses pour moi! »
(Une jeune participante au cercle de réflexion sur l’ambigüité par rapport à l’identité catholique)
D’autres réactions de participants au projet Avenir du christianisme social au Québec:
« Quand je suis arrivée au Québec, je m’attendais à trouver un milieu chrétien plus ouvert aux questions de justice sociale qu’aux États-Unis, mais au contraire, je me suis sentie très seule. Je suis tellement contente de savoir que cette initiative existe! »
(Une participante en entrevue individuelle)« Je ne suis pas serviteur juste pour servir, mais en lien avec d’autres », concluait une participante à la retraite jeunesse de 2022.
(Axe « exploration » du projet)« On a séparé le spirituel du social. Je suis ravi de savoir qu’il y a des chrétiens engagés socialement qui se rassemblent et qui n’ont pas peur de parler des deux ensemble! C’est un signe d’équilibre en humanité. Il y a de l’avenir là-dedans! »
(Gabriel Côté, jésuite et personne-ressource lors de la retraite jeunesse de 2022)
Une attention spéciale aux plus jeunes
L’un des cercles de réflexion a rassemblé des personnes de générations plus jeunes, minoritaires dans la mouvance sociale chrétienne comme dans l’Église du Québec, leur offrant un très rare espace pour parler de ce que signifie pour elles l’engagement pour la justice. Déjà, à l’issue de trois rencontres, des défis communs ont été identifiés, en particulier celui de mieux se connaître entre plus jeunes. Des projets collectifs prennent forme en ce sens, dont une retraite d’inspiration ignatienne sur l’engagement dans la liberté.
« On a des idées, mais on est tous isolés. Je suis reconnaissant pour ce que vous faites parce que c’est important qu’on puisse se rencontrer, que si une personne a un projet, on puisse tous s’impliquer pour que ça marche. »
(Une participante interrogée dans le cadre du cercle sur le leadership jeunesse)
« Il me manque une communauté de jeunes. »
(Une participante interrogée dans le cadre du cercle sur le leadership jeunesse)
L’enjeu, pour des chrétiens et chrétiennes aujourd’hui, au Québec, est de se donner les moyens de répondre à l’appel évangélique à la transformation du monde.
À une époque qui valorise la planification stratégique et l’engineering social, c’est un témoignage de la richesse de la spiritualité ignatienne qu’autant de personnes aient fait confiance à une démarche qui relève du discernement en commun. Le projet Avenir du christianisme social au Québec est la chance d’observer un réseau qui cherche, en ouvrant la porte à sa propre transformation (conversion), les moyens de rester une communauté connectée au réel, c’est-à-dire aux questions que se posent les jeunes et toutes les personnes exclues de nos systèmes injustes.