Par Eric Clayton
Il y a quelques semaines, ma fille m’a demandé : « Papa, es-tu autre chose ? » Je tenais sa petite sœur par la main et je me suis arrêté en plein stationnement. « Autre chose ? » Du haut de ses cinq ans, la grande a levé les yeux au ciel : « Mais oui, maman, elle, est thérapeute, et aussi une sœur, la sœur de ma tante… »
Je n’ai pu retenir un grand sourire. « Euh ! Je suis un frère et un fils et… » ; tout en marchant vers la voiture j’énumère ainsi d’autres titres que je porte du moins en théorie. Elle me fait signe que oui alors que je boucle son siège de sécurité. Sa curiosité semble satisfaite.
Mais quelle question ! Celle-ci continue de me trotter dans la tête, et non sans raison. Car la réponse qu’elle appelle est fondamentale pour notre cheminement spirituel.
Se trouver dans les autres
« La spiritualité naît du fait que nous sommes des personnes », dit John English, SJ, dans son ouvrage bien connu Spiritual Freedom: From an Experience of the Ignatian Exercises to the Art of Spiritual Guidance (La liberté spirituelle. De l’expérience des Exercices ignatiens à l’art de la direction spirituelle) … « Ce qui revient à dire que personne n’est totalement isolé ».
Ma fille avait mis le doigt sur quelque chose, semble-t-il. Je reprends donc sa question pour vous la poser, à vous : êtes-vous autre chose ?
Il ne s’agit pas de vous demander si vous arrivez à être assez. Ça va de soi ! Non, la question débouche plutôt sur la spiritualité communautaire, dont le père English affirme qu’elle est inhérente à chacune et chacun de nous.
Êtes-vous autre chose ? Chaque fonction renvoie à une communauté, à des noms et des visages à qui vous êtes redevable.
La danse de l’individualité et de la communauté
Qu’est-ce donc que ces titres que vous portez ? Fille, enseignant, grand-père, chauffeuse d’autobus, élue municipale, chaque titre, chaque fonction renvoie à une communauté, à des noms et des visages à qui vous êtes redevable. Ce sont des personnes et des communautés qui vous tiennent à cœur et que vous aimez. Ce sont des communautés qui vous interpellent et qui vous font grandir en vous amenant à découvrir tout votre potentiel.
Mais ce sont aussi des communautés qui par ailleurs ne sont pas sans lacunes ni défauts ; nos communautés peuvent blesser et, dans les faits, blessent. « Dans de telles circonstances, le processus de guérison exige une individuation pour que les personnes reconnaissent et acceptent leur importance et arrivent ainsi à découvrir leur propre identité et leur propre valeur » (notes du père English).
La communauté n’est jamais censée éclipser l’individu. Une tension créatrice existe que nous sommes appelés à maintenir, soit conserver notre propre identité unique au sein d’une communauté de personnes. Ce que nous sommes avec les personnes que nous rencontrons forme le monde qui nous entoure. « Progressivement, les individus parviennent à une meilleure appréciation d’eux-mêmes grâce à un échange libre et responsable avec la communauté ».
Une spiritualité ancrée dans l’histoire
Le père English prend soin de fonder sur l’histoire chacune de ses considérations sur la spiritualité. On pourrait être tenté de supposer que les pratiques spirituelles que nous connaissons ont toujours existé et qu’elles subsistent pour ainsi dire dans le vide. Mais Dieu agit dans l’histoire. Notre compréhension de Dieu se développe et s’approfondit à mesure que nous le rencontrons à l’œuvre d’une manière nouvelle et créatrice à travers le temps et l’espace.
Il en va de même pour notre spiritualité. Nous sommes de plus en plus connectés, pour le meilleur et pour le pire, grâce aux médias sociaux, aux cycles d’information continue et aux occasions de voyager et de nous informer sur les cultures d’hier et d’aujourd’hui. Cette interconnexion s’accompagne du sens renouvelé d’une responsabilité mondiale.
En 1987, dans Sollicitudo Rei Socialis, saint Jean-Paul II écrivait que la solidarité n’a rien d’un sentiment plutôt vague, mais qu’elle est un engagement vécu qui démontre que « tous nous sommes vraiment responsables de tous » (no 38). En 2020, dans Fratelli tutti, et tout au long de son pontificat, le pape François a repris la même idée : « nous constituons une communauté mondiale qui navigue dans le même bateau, où le mal de l’un porte préjudice à tout le monde. Nous nous sommes rappelé que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble » (no 32).
Le père English considère qu’il s’agit là d’une prise de conscience spirituelle ancrée dans la réalité historique. « Notre culture devient de plus en plus consciente que la vie est une affaire communautaire, que le salut est une expérience communautaire et que la construction du royaume de Dieu ici sur terre est un projet communautaire ».
Le cœur de la communauté
Ainsi, lorsque nous réfléchissons aux communautés dont nous faisons partie, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, nous nous tournons nécessairement vers les individus qui les composent. Que leur devons-nous ? Que nous doivent-ils ? Et dans ces échanges, comment les relations et les personnes sont-elles nourries et façonnées ?
Pour un chrétien, les réponses à ces questions renvoient au Christ qui habite les individus et la communauté. Le Christ est à la fois l’entrée particulière de Dieu dans l’histoire humaine en la personne de Jésus et l’amour constant de Dieu qui se déverse sur tous les humains à tout moment de l’histoire. Pour une communauté chrétienne, il est primordial de « localiser » le Christ.
« Le Christ n’est plus d’abord là-haut dans le ciel ou là-bas dans le saint sacrement. Il n’est plus approché individuellement. C’est dire que les croyants ont davantage une conscience horizontale, historique ou actuelle du Christ au milieu d’eux et en tant que corps mystique, sans nier son altérité ».
En définitive, le Christ est amour. Le Christ nous montre le chemin de l’amour. Et la prise de conscience que le Christ est présent au sein de nos communautés, proches et lointaines, nous fait saisir que nous rencontrons l’amour incarné.
Le Christ nous montre le chemin de l’amour.
C’est vers cet amour incarné que nous nous tournons lorsque nous réfléchissons à la manière d’entrer en relation les uns avec les autres. Et c’est cet amour christique que j’espère faire découvrir à mes filles lorsque je suis au mieux de ma forme.
Décider dans l’amour : l’effet de vague
« L’amour est le motif principal de la prise de décision, écrit le père English en examinant le rôle que joue le discernement dans la vie communautaire. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de discernement individuel sans relation à l’ensemble de la communauté de foi et qu’il ne peut y avoir de discernement communautaire sans prise en compte du discernement individuel ».
Nous débouchons ainsi sur une vérité surprenante : chaque décision que je prends, dans l’amour, répond à cette question de ma fille. Suis-je autre chose ? Si la réponse est oui — et la réponse est nécessairement oui — ai-je considéré avec amour les besoins de ces autres communautés de personnes ?
Car ma décision individuelle a nécessairement des conséquences sur les autres. Comme leurs décisions ont des effets sur moi. Dans mes communautés, je suis donc appelé à approcher chaque personne avec humilité.
Car ma décision individuelle a nécessairement des conséquences sur les autres.
« Une nouvelle sensibilité à la présence de Dieu et du Christ dans la vie communautaire est en train de prendre forme, écrivait le père English. Les gens trouvent le Christ ressuscité au milieu d’eux et ils découvrent qu’il vit dans les faiblesses, les souffrances et l’énergie vécues par leur communauté. Un groupe de ce genre devient libre de saisir la portée de la communauté chrétienne et de répondre à l’appel qu’adresse l’Esprit à toute l’humanité ».
John English est entré chez les Jésuites en 1949. Il a été l’un des pionniers du renouveau de l’accompagnement spirituel personnel en Amérique du Nord. Auteur de plusieurs livres sur les Exercices spirituels, il a été directeur spirituel pendant la plus grande partie de sa vie. Jusqu’à sa mort, il a animé des ateliers de spiritualité et des sessions de formation partout au Canada et dans plusieurs autres pays. En 2004, sa notice nécrologique soulignait que, « doté d’une grande facilité d’expression et d’un délicieux sens de l’humour, il savait découvrir la bonté de Dieu chez tous ceux et celles qu’il rencontrait, même lorsqu’il lui fallait creuser un peu ».